Chef, digitalise-moi !
L’Homme est devenu le maillon faible de son espace-temps
Le digital est une révolution technologique et un tsunami managérial. Pour la première fois de son histoire, l’homme est en effet devenu le maillon faible de son espace-temps. Ce n’est plus lui qui donne le tempo. Désormais, c’est le digital et son flux continu d’informations, d’images et de sons qui dictent le rythme. Partout et en tout, la vitesse d’ « agression digitale » est devenue supérieure à la vitesse de « réaction managériale ». L’homme n’est plus le centre et le maître du monde. Certes, il fit naître le digital mais le digital, à son tour, est en train de faire naître un nouvel homme. Avec la digitalisation du monde, la conquête humaine de l’espace (la domination) et du temps (la planification) cède la place à la fécondation de l’espace (la germination) et du temps (synchronisation) par les nouvelles technologies et leurs différents vecteurs : réseaux sociaux, forums, blogs, applications…etc. « Chef, digitalise-moi » traduit donc un cri du cœur pour nous aider à mieux comprendre les conséquences managériales de la digitalisation de notre environnement et un cri du cœur pour aider les managers à surfer sur cet environnement digitalisé afin de retrouver un niveau de performance solide et du bien-être pérenne au sein des entreprises.
C’est un fait : la difficulté essentielle d’un manager aujourd’hui est d’être, plus ou moins consciemment, confronté à son incapacité de construire un projet collectif qui rassemble ses collaborateurs autour d’une vision commune et structurée de l’avenir. L’établissement de règles et de normes à priori se heurte à des résistances de plus en plus fréquentes. Ce constat est très largement lié aux nouvelles technologies numériques. La digitalisation du monde a en effet induit trois ruptures sociétales aux conséquences managériales majeures.
- la digitalisation a court-circuité le management
Avec le digital et ses bras armés (réseaux sociaux, blogs forums applications objets connectés etc…), les visions, les valeurs, les intentions ont changé d’échelle. Elles ne concernent plus une entreprise entière ou les clients dans leur ensemble, elles concernent des communautés de salariés en interne et des communautés de clients en externe. Ce changement d’échelle répond au saut de complexité sans précédent du monde provoqué par les interactions et interconnexions démultipliées par les nouvelles technologies. Managérialement, tout se passe comme si les différentes tribus de salariés et de clients court-circuitaient l’entreprise et ses managers pour le pire et le meilleur en devenant les briques autonomes d’une mosaïque très hétérogène. La densité et l’intensité de l’information (et de la désinformation) sont telles aujourd’hui qu’il devient illusoire de prôner l’homogénéité. Ce mouvement d’indépendance face au management est une impatience manifeste par rapport au décalage toujours croissant entre vitesse d’ « agression digitale » et vitesse de réaction managériale. En réaction à cette inertie, clients et salariés prennent leur destin en main et échappent aux codes du management et aux invectives des managers
2. La digitalisation a fait fusionner le père et le frère
Le digital permet presque à tous de s’offrir des petites folies et des petits plaisirs (le selfie est l’un de ces dernier petit plaisir en date !). La conséquence de cette nouvelle possibilité est qu’il est devenu courant de s’offrir des libertés interstitielles ou un « chemin privée » par rapport à la ligne du parti. A l’échelle d’une entreprise ou d’une organisation, cette liberté interstitielle prise par les collaborateurs a souvent comme intention de contrebalancer le décalage presque permanent entre vitesse digitale et vitesse managériale. Echaudés, érodés ou carrément laminés par les flux continus des nouvelles technologies, il s’est creusé chez les individus (salariés, clients ou autres parties prenantes de l’entreprise) des interstices et des creusets qui ne demandent qu’à se remplir de sensible, d’émotions, et d’effusion pour calmer le vertige provenant d’un extérieur qui va souvent plus vite que l’intérieur. Avec le tempo digital, cela va tellement vite qu’on est plus « fan de », que « froidement pour » ou « froidement contre »… On a « plus envie de » que « besoin de »…On préfère « avoir le sentiment que », plutôt que « d’avoir l’argument pour ». Cette infiltration de la raison par la passion a fait exploser les barrières de l’ancien monde entre savants et apprenants et donc la barrière des normes, des règles et donc de la hiérarchie. Compte tenu de la vitesse du flux, le savoir du frère est pratiquement sur le même plan que le savoir du père. C’est un tout nouveau défi pour les managers souvent plus père que frère.
3. La digitalisation a transformé la nature du lien managérial
Un projet d’entreprise est basé sur des idées. Un projet tribal est basé sur des affects. En structurant les liens par tribu ou par communauté, le digital fait circuler des affects avant de faire circuler des idées. La nature de nos liens est profondément affectée par cette substitution. Évidemment, le lien managérial a subi la loi du lien digital et ce lien managérial se construit lui aussi aujourd’hui sur des affects plus que sur des idées même si cette vérité-là est encore parfois tabou. Le digital a bouleversé l’art et la manière de partager avec ses semblables sa raison, son explication ou encore sa réflexion. Le lien hiérarchique était plutôt intergénérationnel et institutionnalisé. Le lien digital sera plutôt intra-générationnel, tribal et collégial. Le lien hiérarchique était basé sur un contenu. Le lien digital est plutôt basé sur un contenant dont les modalités d’échanges occupent une place centrale. Le chef avait une culture du « Je ». Le manager digital aura une culture du « nous ». C’est une vraie révolution à mener.
Manager et digital : en route vers une synchronisation pour fusionner des technologies et des énergies
Les 3 ruptures induites par la digitalisation du monde rendent les managers de moins en moins efficaces et de plus en plus nerveux en particulier quand ils continuent de les ignorer ou de les snober. En revanche, quand ils ont le courage, l’audace et le talent de les transformer en nouveaux leviers de motivation, la force du digital n’est plus contre eux mais avec eux ! Si le management veut continuer à incarner une force d’interposition entre des contextes d’entreprise toujours plus complexes et des collaborateurs, équipes et clients toujours plus digitalisés, nous sommes condamnés en tant que manager à fusionner des technologies et des énergies ! C’est cette fusion qui permettra la synchronisation entre « agression digitale » et réaction managériale. Les managers qui réussiront à survivre aux profonds changements induits par les nouvelles technologies seront les managers capables d’agir et d’apprendre en même temps. Cela demande de l’humilité, de la volonté et de la lucidité. 3 pistes d’action concrètes peuvent aider les managers à prendre le grand virage qu’impose le monde digital :
Piste 1 : Agir avant de tout maitriser
L’ère hiérarchique dans sa folle prétention voulait tout maitriser, tout planifier, tout contrôler. Les plans étaient devenus plus importants que les talents. L’ère digitale qui s’ouvre devant nous revalorisera l’initiative, le talent et le flair humain et remettra les plans et les normes à leur juste place c’est-à-dire une vérité très éphémère. En management, agir sans attendre de tout maitriser, c’est privilégier la synchronisation à la planification. La planification joue sur la régularité et l’uniformité. La synchronisation joue sur la spontanéité et la diversité. Evidemment, le tempo digital s’accorde mieux avec la synchronisation qu’avec la planification. Evidemment aussi, les réflexes managériaux de planification et de synchronisation sont bien différents. Les uns encadrent, contrôlent, mesurent avant tout. Les autres encouragent, favorisent, libèrent et facilitent d’abord ! Un reset de certains reflexes et la reprogrammation de nouveaux sont donc indispensables pour passer de la planification à la synchronisation. C’est aussi cela l’agilité, la flexibilité et la fluidité qui est et sera demandé aux managers de demain.
Piste 2 : Passer d’une culture du « tous pareil » à une culture du « unique ensemble »
Le digital a structuré l’espace en différentes tribus qui cohabitent. Pour répondre à la fragmentation irrémédiable et irréductible induite par les nouvelles technologies, le management doit passer d’une culture du « tous pareils » à une culture du « unique ensemble ». Au lieu de rechercher une unité de façade qui ne trompe plus personne, le « manager micellaire » concentrera ses efforts sur l’intention collective. L’intention collective, c’est l’âme et la raison d’être de la tribu. Elle spécifie, en somme, le « pourquoi » on est là entre nous aujourd’hui. Féconder et faire fructifier l’intention collective pour la faire vivre est certainement le cœur de métier du « manager micellaire » de demain. Comme son nom l’indique, la notion d’intention collective se place au-delà des intentions individuelles dont elle est, en somme, le plus petit commun dénominateur. Pour créer un affect, l’intention collective exprime clairement ce qui rassemble les membres de la tribu, ce qui définit le sens de leur aventure commune. Plus cette clarté sera grande, plus la tribu sera cohérente, consistante et forte par « contagion d’enthousiasme ». L’intention collective, c’est ce qui donne un sens, une noblesse et une âme à la tribu. Sans cela, la tribu n’est plus qu’une machine à fric où chacun vient peut-être gagner sa vie, mais pas la construire. S’il veut se démarquer et se différencier, le manager de tribu doit aller le plus loin possible dans la spécification de l’intention collective commune. Au fond pour le manager de demain le deal est assez clair : Soit il prend le risque de divergences grandissantes entre les intentions individuelles par absence ou faiblesse d’intention commune claire, soit il prend le risque de mettre la question de l’intention collective sur le tapis quitte à voir certains membres de sa tribu se désolidariser de l’intention commune. Dans les deux cas, le risque est important et se ramène, en somme, à un risque d’éventuel éclatement (immédiat ou différé) d’une partie de la tribu. A partir du moment où dans tous les cas de figure ce risque existe, autant expliciter clairement et rapidement son intention pour faire respecter sa signature plutôt que de tourner autour du pot et bafouer son âme.
Piste 3 : Savoir créer des lieux qui créent des liens
Le phénomène des communautés ou des tribus est aussi une mutualisation des expériences et en particulier des expériences sensibles. Dans une communauté, on est ensemble avec densité (liaison forte) et intensité (expérience forte) d’où une forte circulation des affects favorisant des phénomènes initiatiques efficaces. C’est cette intensité et cette densité qui doivent être favorisées et facilitées par le management. Le lien managérial se fait sur des affects aujourd’hui plus que sur des idées. Le manager de demain managera donc plus un pacte tribal qu’un contrat de travail ou une simple relation client. Un pacte c’est précisément être ensemble avec densité (forte liaison) et intensité (expérience forte). L’entreprise de demain sera donc un lieu qui créera du lien pour incarner ce besoin de pacte. Ce lieu peut être virtuel (sur la toile) pour demander aux clients de choisir le nouveau logo d’une marque ou le dernier parfum du leur futur yaourt ? Ce lieu peut être aussi un espace aménagé pour faciliter la vie des salariés en regroupant des services in situ plébiscités par la tribu (nurserie, pressing, massage…). Ce lieu peut enfin être nomade pour être à la fois global (tous au bureau) et local (chacun chez soi en télétravail). Qu’il soit virtuel, physique ou nomade, ce lieu symbolise toujours un enracinement qui crée le lien avec le pouls de la tribu et de la communauté. Même si la comparaison est un peu osée, les exemples de rassemblements et d’affoulements ponctuant notre vie sociale attestent ce nouvel être-ensemble : Techno-parade, rave-party, meeting politique enflammée, spectacles sportifs, communions religieuses, rites, célébrations culturelles ou encore fêtes consommatoires dans les hypermarchés et les multiples soldes ou braderies sont quelques exemples parmi d’autres pour illustrer la notion d’un lieu qui crée du lien ! Le grand défi des managers qui créeront du lien sera de devenir une forme d’interposition entre le temps qui passe en interne et l’espace qui émerge en externe. Dit autrement, il faudra faire coïncider les opportunités (le dehors de l’entreprise) avec les potentialités (le dedans des femmes et des hommes de l’entreprise) parmi le champ des possibles en excluant, sans utopie ni nostalgie, ce qui est impossible. C’est avec ce « réalisme connecté » qu’il sera possible de conserver les pieds sur terre et la tête dans les étoiles pour devenir à la fois ce manager vrai et hors norme capable de faire de la culture digitale un générateur de lien, d’énergie et de performances solides et pérennes.