« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ».
Cette célèbre citation signifie-t-elle un abandon de la raison, une incitation à une irrationalité ou encore plaide-elle pour un antirationalisme ? Non pas tout du tout. Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit juste de remettre la raison à sa juste place, dans sa juste perspective, en observant tout d’abord que la raison, pure et dure, n’a jamais rien créé de grand. Tous les grands penseurs, scientifiques en tête (de Galilée à Einstein ou Bohr, en passant par Newton) sont d’abord des passionnés qui utilisent, après coup, leur raison pour justifier et formaliser leurs géniales trouvailles. Cette réalité doit nous faire réfléchir sur l’utilité d’inverser la logique des « Lumières » en subordonnant la raison à l’intuition. Avec ce regard inversé, la célèbre phrase de Pascal pourrait se ré-écrire ainsi : « L’intuition a ses raisons que la raison ne connaît pas ». Cette introduction prend tout son sens quand on observe de près la place de la raison dans le management des entreprises en période de fortes incertitudes, dans les gestions de crises ou encore dans des moments de très fortes intensités. Dans ces moments-là, la raison est-elle une échasse ou une béquille ?
L’écart entre le modèle pondu et le réel vécu essore les ressources humaines
A l’évidence, dans les entreprises comme ailleurs, nous vivons dans un environnement de plus en plus turbulent (les interactions augmentent en nombre et en intensité), de plus en plus changeant (les règles sont moins fréquentes et les aléas plus nombreux) et donc dans un monde moins stable (les imprévus augmentent). Guidées par la raison, les organisations centralisées répondent à ces trois défis en tentant de diminuer les interactions (par ordres top down), de diminuer les aléas (par multiplication des procédures et process) et de diminuer les imprévus (par planification et reporting). Evidemment, il y a dans cette « raison » beaucoup d’artificialité, ce qui creuse l’écart entre le modèle pondu par les gens d’en haut et le réel vécu par les gens d’en bas. Ajoutons, pour prolonger la réflexion, que c’est dans cet écart que la perte de confiance entre les uns et les autres prend ses racines.
La raison ne fait que justifier ou valider un processus souvent « prédéfini ».
La raison ne crée rien, ne décide rien, ne choisit rien. La raison est en réalité souvent précédée par un désir définissant le cap, par une intuition esquissant le chemin puis par une volonté faisant progresser sur le chemin menant au cap. C’est seulement après tout ce processus que la « raison » essaie de donner raison à nos désirs, nos intuitions et notre volonté. Mais alors pourquoi toujours mettre en avant la raison ? L’observation des comportements managériaux montre à l’évidence la raison est souvent présentée comme le plus fort moyen de domination. C’est peut-être vrai dans un environnement stable, tranquille et prévisible mais c’est beaucoup plus contestable dans un monde devenu instable, effervescent et imprévisible. En période de fortes incertitudes, dans les gestions de crises ou encore dans des moments de très fortes intensités, une grande part de l’intelligence échappe à la raison et n’est accessible qu’à l’intuition. A cet égard, lesaut de complexité de ces dernières années a entraîné avec lui un saut d’incertitude en mettant un bon nombre de managers (et de consultants) dans leurs petits souliers.
Pourquoi avons-nous des salariés plutôt obéissants mais assez peu engagés ?
Tout simplement parce que l’obéissance est basée sur la raison alors que l’engagement est basé sur l’intuition. Cette vérité est encore plus vraie aujourd’hui qu’hier. En effet, dans l’incertitude, sous forte pression ou sous haute intensité, l’intuition découvre ou ressent, l’expérimentation valide puis la raison explique avec parfois souvent des boucles de retro-régulation comme souvent dans tout système complexe. Précisons pour bien comprendre les propos qu’en management, comme ailleurs, l’intuition est bien plus qu’un vague feeling. L’intuition prend en réalité sa source dans une profonde expérience et connaissance du sujet dont on parle. C’est encore un avantage compétitif durable de l’Homme sur la machine. L’intuition, au fond, est cette capacité d’entrer directement en reliance et en résonance avec la situation alors que l’instinct est la capacité de réagir sans passer par l’intellect. Il doit y avoir un « pont » entre intuition et instinct puisque pour pouvoir réagir, il faut d’abord ressentir. Il se pourrait bien que ce pont soit tout simplement l’expérience. Une chose est certaine : Quand on s’interroge sur les mécanismes de l’intuition, on comprend mieux pourquoi elle génère de l’engagement.
Quand tout s’accélère, penser devient plus illusoire que ressentir.
Cette prise de pouvoir de l’intuition sur la raison a une conséquence majeure sur les techniques de management dans les entreprises : les techniques de synchronisation (optimiser ce qui arrive) deviennent plus efficaces que les techniques de planification (prévoir ce qui va arriver). Les entreprises les plus performantes ont traduit opérationnellement cette bifurcation de la planification à la synchronisation en faisant toujours le même métier (pour optimiser l’expertise de l’entreprise) mais jamais de la même façon (pour optimiser les situations et les marchés qui s’offrent à l’expertise). La planification est une vaste machinerie pour maitriser les choses. La synchronisation est une belle symphonie pour faire vibrer les choses. Le management par temps calme a privilégié la planification à la synchronisation. Le management en période d’incertitude ou de crise fait le pari inverse. Mais attention, pas question de confondre cette manière de faire avec le hasard, l’absence de règles, de cohérence, de corrélations, de logique de volonté et d’intention. Au contraire, l’entreprise en période d’incertitude est d’autant plus performante que l’intuition collective est claire et que la cohésion est forte et c’est d’ailleurs pour cela, qu’en management comme ailleurs, rien n’arrive jamais par hasard !
Le management d’hier était dicté par l’ordre, celui de demain par le désordre !
Les grands principes du management actuel sont basés sue la linéarité, la règle, l’homogénéisation, la prévisibilité, la perfection. Or ce que nous vivons de plus en plus fréquemment c’est l’ incertitude, la variabilité, l’imperfection, la volatilité, l’inconnu, le bouleversement. Cette évolution s’explique par le passage progressif d’un ordre mécanique à un ordre organique. En effet, en management comme ailleurs, tout ce qui est mécanique est prévisible, analysable, rationalisable, planifiable, hiérarchisable. A l’inverse tout ce qui est organique survient par création, interaction synchronisation, intuition, réticulation, fécondation. Reste à savoir, pour bien piloter des projets, des hommes, des situations, la part mécanique et la part organique de chacun. Une chose est certaine : En management, tout ce qui est cohérent n’est pas forcement ordonné. C’est pour cela que dans les entreprises, comme ailleurs, rien de précieux n’est reproductible à l’identique. Tout ce qui a une réelle valeur émerge en générale d’une intuition et/ou d’une intention forte et claire mais rarement d’une raison pure et dure.
Pour conclure
Ce qui manque le plus au fond dans les entreprises pour apprécier l’incertitude que nous propose notre époque, c’est un profond renouvellement de la manière de travailler ! On ne peut pas réinventer une époque sans réinventer notre manière de travailler. Concluons donc notre réflexion en posant quelques questions pour nourrir une entreprise, un projet, une communauté, de quelques intuitions essentielles
- Qu’est-ce que l’on partage ensemble ? (Intuition d’une mémoire commune)
- Qu’est-ce que l’on veut faire ensemble ? (Intuition d’une volonté commune)
- Qu’est ce qui nous fait vibrer tous ensemble ? (Intuition d’une sensibilité commune)
- Quels méthodes, règles, codes, partage-t-on ? (Intuition d’un langage commun),
- Qu’est ce qui caractérise notre éthique, nos valeurs, nos choix (Intuition d’une conscience commune)
Ces intuitions sont susceptibles de relier les énergies (c’est-à-dire dépasser et transcender le travail en silo), de construire un tout cohérent à partir d’un tas dispersé (c’est-à-dire d’etre creatif), de transmettre de la passion et de l’enthousiasme (les deux maladies les plus contagieuses dans une entreprise) et de mettre en place un vrai travail d’équipe dans lequel chacun peut faire converger ses raisons de s’engager ou pas…