Du contrat social au pacte tribal
La difficile synchronisation entre l’idéal démocratique et l’idéal communautaire
L’individu moderne était producteur, reproducteur, raisonnable, obéissant et tendu vers un idéal démocratique. C’était le fameux contrat social avec le fameux deal scellant la question économique et sociale : production contre protection. Le deal ayant été rompu par la mondialisation et la financiarisation de l’économie, l’individu moderne singulier a muté en personne postmoderne plurielle et l’idéal communautaire tend à remplacer l’idéal démocratique. La chute des grandes idéologies modernes a laissé le quotidien et l’ordinaire gouverner nos passions, nos excès et nos pulsions. C’est dans les interstices de ce quotidien très ordinaire que se développe cet idéal communautaire. Notons d’ailleurs que cet idéal d’un nouveau genre est parfois un bien nécessaire pour dire tant bien que mal « oui à l’existence » malgré le vide que peut représenter parfois cette existence. En revanche, ne négligeons pas qu’à l’engourdissement des « bonnes consciences » prônant l’idéal démocratique à tout prix, répond la viralité et la vigueur d’un idéal tribal qui, de fait, se répand beaucoup plus vite et beaucoup plus fort que la démocratie.
Le management « risque 0 » est une conséquence de la prise en charge de notre existence
Sans s’engager mais en se contentant de constater, disons que ceux qui veulent faire le bien des autres, sans y être forcément invités, ont la partie de plus en plus dure. En effet, la prise en charge de notre existence par des états nations affaiblis est en train d’énerver le corps social dans tous les sens du terme. Énervé au sens classique d’abord, car évidemment la prise en charge se réduit au fur et à mesure de la dégradation de nos finances publiques. Énervé au sens anatomique ensuite (enlever les nerfs), ce qui rend le corps social incapable de résister à quelques agressions extérieures que ce soit. Cette atonie nationale est d’ailleurs à la source de l’apologie du risque zéro induisant les explosions réglementaires et judiciaires que nous connaissons. C’est dans ce contexte de crise de nerf généralisée que prend racine ce nouvel idéal communautaire.
L’envie de vivre de nouvelles expériences répond à l‘ennui de l’uniformisation et de l’homogénéisation
A la morosité des pensées d’une certaine élite politique démocratique, répond la vitalité de certaines communautés. Les formes d’effervescence politiques, économiques, religieuses, culturelles ou encore spirituelles actuelles répondent à l‘ennui de l’uniformisation voulue par la modernité et ses pouvoirs centraux. Cet idéal communautaire émergeant exprime simplement le refus d’une seule manière d’être et de penser. Il incarne un rejet croissant de tout ce qui est universel et une envie de plus en plus farouche d’être soi et pleinement soi. Il signe également le retour de l’animalité et de la férocité de l’homme que le contrat social avait cru dépassé et maitrisé. A ce propos, la question n’est pas de savoir s’il y aura ou pas des tensions ou de la violence entre tribus, car il y a aura forcément. La question est de savoir quelle gouvernance pourrons nous mettre en place pour arbitrer les différents conflits entre tribus étant entendu que les États pris individuellement semblent hors-jeu et impuissants empêtrés qu’ils sont dans leur idéal démocratique. Substituer l’idéal démocratique par l’idéal communautaire, c’est en effet se poser la question de la coexistence de territoires économiques, culturels ou encore passionnels libres et indépendants pour coller à l’hétérogénéisation de l’existence postmoderne. Face à cette nouvelle donne, l’incantation d’une république « une et indivisible » d’une certaine élite est le contraire d’une pensée de fond qui se doit plutôt de repérer cette hétérogénéisation et de la rendre vivable. Notre société ne marche plus « au pas » dans une logique de devoir-être dictée d’en haut. Nous sommes aujourd’hui rentrés dans une logique du vouloir-vivre, de façon libre et responsable, au sein d’un idéal communautaire. Toutes les scènes de la vie ordinaires et quotidiennes attestent de ce constat.
Hier, les entreprises avaient une logique de planification. Demain, elles auront une logique de synchronisation
Nos entreprises et nos organisations sont bien évidemment impactées par le changement sociétal que nous sommes collectivement en train de vivre. Clairement, l’entreprise de demain se construira et se développera différemment de l’entreprise d’hier. L’entreprise à l’ère moderne était essentiellement industrielle et répondait à une logique d’assemblage. Cette logique reposait sur des processus de planification privilégiant le volume, la quantité, la puissance, la taille, la domination, la hiérarchie et le contrôle avec un idéal en ligne de mire pouvant se résumer ainsi : « Bigger is better » ou « Too big to fall ». L’entreprise à l’ère postmoderne sera essentiellement artisanale et répondra plutôt à une logique de synchronisation. Cette logique reposera sur des processus de déploiement privilégiant l’agilité, l’adaptabilité, la légèreté, les réseaux, la fécondité, l’intrication, la cohésion, la cohérence et la densité.
L’espace temps d’hier était sensible à la planification. L’espace temps de demain sera sensible à la synchronisation
Par définition, les processus de planification sont très sensibles aux imprévus, aux changements et aux aléas contrairement aux processus de synchronisation qui les intègrent naturellement. Or, devant le saut de complexité sans précédent de l’espace économique, les aléas, les changements et les imprévus vont devenir la norme d’où un besoin pressant de passer de la planification à la synchronisation c’est-à-dire de passer du plan à l’intention. La valeur ajoutée de la synchronisation par rapport à la planification sera donc de donner une forme et une vitalité à l’assemblage. Ce changement assez radical de logique est un des moteurs de l’idéal communautaire qui infiltre les entreprises postmodernes d’aujourd’hui.
L’intention collective sera le moteur des équipes postmodernes
Ce passage de la planification au déploiement signe également une quête de sens. En effet, le sens ne se planifie pas, il ne se projette pas. Il se vit et se ressent. Être ensemble pour vivre une intention collective et non atteindre un objectif prédéterminé est une parfaite illustration de ce passage de la planification au déploiement. Substituer l’objectif par l’intention illustre également en creux le passage d’une logique statique (éloge de ce qui stable, durable et solide) à une logique dynamique (éloge de ce qui est intense, souple et agile).
Le management postmoderne c’est l’art et la manière de faire coexister des forces contradictoires
Dans la période de transition que nous vivons, les interactions permanentes entre logique statique et logique dynamique ne sont, au fond, que la traduction de la tension constitutive de la personne postmoderne traversée par des appartenances tribales paradoxales. Nous sommes plus qu’un. Tout à chacun est autre chose que son simple assemblage, c’est précisément ce qui nous rend complexe. A ce titre, l’idéal communautaire est une parfaite illustration des deux forces contradictoires qui nous traversent tous : une force d’individuation et une force d’intégration le tout dans une harmonie forcément conflictuelle. L’existence de ces deux forces contradictoires est une preuve de plus que l’universel, souvent proposé par l’idéal démocratique, ne peut pas être harmonieux. La cohabitation en France d’un risque zéro réclamé collectivement et d’une conduite individuelle à risque en pleine explosion est une autre illustration d’une harmonie par essence conflictuelle.
Le manager postmoderne sera un leader qui rendra le quotidien dense et intense
Le bocal de l’analyse moderne est trop étroit pour décrire la société postmoderne émergeante. Il y a comme un retour de ce que l’on avait cru dépassé : un retour de l’instinct grégaire, un retour de la religiosité, un retour du local, un retour des affoulements sportifs, religieux, musicaux, un retour du sacré. Ces retours sont autant d’archaïsmes pré-modernes cohabitant sans frontière avec le high-tech postmoderne un peu comme si l’homme de Cro-Magnon avait eu un Smartphone dans les mains. Dégageons nous d’une perspective critique, symbole de la paranoïa moderne, pour analyser cette étrange cohabitation. Il est parfois plus scientifique de présenter les choses telles qu’elles sont plutôt que de vouloir les analyser telles qu’elles devraient être. Ainsi, au mythe du progrès voulant expliquer le monde à tous, nous sommes en train de passer à une pensée sensible qui prend en compte l’entièreté de ce que nous sommes avec tous nos plis, nos imperfections et nos « recoins ».
C’est assurément la grande distinction entre le lien social moderne et l’être ensemble postmoderne. Ce qui se cache derrière cette translation, qui nous mène d’un lien social mécanique vers un être ensemble organique, c’est la mutation de l’idéal démocratique en un idéal communautaire. L’un fait l’éloge d’un individu plutôt obéissant à l’identité presque figée, constituant la brique élémentaire d’une société univoque tendu vers le futur et le progrès pour acheter du bonheur. L’autre fait l’éloge d’une personne plurielle nomade et tribale, plus engagée qu’obéissante, vivant dans le présent en accordant de l’importance au quotidien pour vivre avec intensité et densité et ainsi se construire sa propre joie de vivre.